
FÉMINISME - Un acteur, une actrice. Rien ne surprend l'oreille dans ce masculin et ce féminin. Un auteur, une autrice. Pourtant construit sur le même modèle, la forme féminine "autrice" choque, rebute, révolte même certains. Ce mot a cristallisé les débats autour de la féminisation de la langue. Et ce n'est pas nouveau. "Autrice" fait depuis ses débuts débat, tantôt effacé volontairement de la langue, tantôt brandi comme un étendard de la place des femmes dans l'histoire des arts et dans notre société plus largement.
Ce jeudi 28 février, l'Académie française a adopté à "une large majorité" un rapport préconisant la féminisation des noms de métiers, sujet longtemps tabou au sein de l'institution fondée au XVIIe siècle par Richelieu. Dans ce rapport, l'idée était de mettre en avant "la réalité du langage", affirme Dominique Bona, écrivaine, académicienne et co-autrice de ce rapport interrogée dans Libération.
Les auteurs de ce rapport se sont donc intéressés au fameux cas "autrice". Leur réponse apporte de la nuance au débat sans vraiment le trancher. "'Auteure' est en tête dans les recensements ; d'ailleurs la plupart du temps on observe qu'un 'e' est ajouté aux noms de métiers se finissant en 'eur', analyse Dominique Bona. Mais 'autrice' a la préférence de l'université, le mot est peut-être plus rigoureux. Le rapport observe que les deux existent. On valide les deux. On ne trouve plus ces termes choquants comme dans les années 80 où l'Académie interdisait certains mots. 'Ecrivaine', 'auteure' ou 'autrice' : les trois sont dans l'usage."
Des luttes de pouvoir depuis l'époque latine
Une position bien différente du communiqué publié en 2002 dans laquelle l'Académie française campait sur ses positions au mépris de l'histoire de la langue "on se gardera [..] d'user de néologismes, écrivait-elle, comme agente, cheffe, maîtresse de conférences, écrivaine, autrice... L'oreille autant que l'intelligence grammaticale devraient prévenir contre de telles aberrations lexicales". Autrice n'est pourtant pas un néologisme mais une forme attestée depuis au moins le Ier siècle après Jésus-Christ en latin puis en français.
Aurore Evain est chercheuse spécialisée dans les études théâtrales et l'Ancien Régime. En s'appuyant sur un corpus de 150 occurrences des termes "auctrix" et "autrice" entre le Ier et XXIe siècle, elle a réussi à retracer les luttes de pouvoir qui ont eu lieu autour de ce simple mot dans un article paru dans la revue SÊMÉION en 2008.
Dans les premiers siècles du christianisme, l'emploi d'"auctrix" est bien établi. Dans les quelques textes latins plus anciens qui sont parvenus jusqu'à nous, la forme masculine est préférée mais difficile de dire quel était alors l'usage. Quand les grammairiens latins commencent à légiférer sur la langue, dès le IVe siècle, une règle entre en vigueur, le mot "auteur" doit rester essentiellement masculin, comme le conducteur de char (cursor, en latin).
Mais entre l'usage et les règles, il peut y avoir un monde. "Du côté de l'usage, auctrix continue de faire son chemin tout au long du Moyen-Âge", remarque Aurore Evain. Plus encore, des femmes artistes, comme Hildegard de Bingen, s'en emparent pour la première fois entre le Xe et XIIe siècle. C'est finalement au XVIIe siècle que le mot sera cloué au pilori. Il s'agit d'une période clé de l'histoire de la langue.
La naissance de l'écrivain, la disparition de l'écrivaine
En littérature et dans l'usage courant, le terme autrice a continué sa progression mais ce sont les grammairiens et certains intellectuels qui lui vouent une guerre sans merci. "L'enjeu est de taille, affirme Aurore Evain, ce siècle assiste à 'la naissance de l'écrivain', l'institutionnalisation de la langue et la professionnalisation du champ littéraire ouvrent la porte à l'ascension sociale, l'éducation féminine se développe et une nouvelle génération de femmes de lettres fait son apparition." En 1611, ce féminin a pourtant droit à une entrée spécifique dans un dictionnaire. Il est également utilisé dans la presse ou encore dans les registres administratifs de la Comédie Française.
Richelieu crée l'Académie française, chargée de définir la langue et la règle qui la régit. Les grammairiens et lexicographes s'acharnent à dire qu'auteur n'admet pas de féminin et remportent une première bataille. "En moins d'un siècle, écrit Aurore Evain, avec la normalisation et la politisation de la langue, disparaît donc autrice au moment même où son emploi est le plus justifié, alors que de nombreuses femmes aspirent à faire carrière dans les Lettres".
Des féminins "qui déchirent absolument les oreilles"
Au cours du XVIIIe siècle "autrice" revient sous la forme d'un néologisme, son passé a été totalement oublié. Il est donc présenté comme un barbarisme chez ses opposants. Pour les féministes, il devient une avancée sociale et un cheval de bataille pour des femmes de lettres, des journalistes et des militantes.
Sourde à ces revendications, l'Académie française assure en 1891 que le métier d'écrivain ne convient pas aux femmes, fermant la porte à "écrivaine". "Autrice" et "auteuse" sont relayés au rang des féminins qui "déchirent absolument les oreilles".
Progressivement l'Académie évoluera, d'abord vers la forme "une auteur". En 1998, une commission mise en place par Lionel Jospin propose "une auteure", un féminin venu du Québec. Dès 1996, autrice fait son retour dans les dictionnaires, d'abord dans le Petit Robert, puis dans le Larousse en 2003. L'année suivante, l'Officiel du Jeu Scrabble officialise même ce terme. Désormais, l'usage du mot vient aussi bien des "revues, des ouvrages scientifiques, des blogs, des "courriers de lecteurs"', analyse encore Aurore Evain. L'intérêt grandissant pour le féminisme et sa popularité sur les réseaux sociaux et plus largement sur Internet a aussi permis la reconnaissance de ce terme.
Après le vote de l'Académie française, autrice retrouvera peut-être sa place.
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- Je réfute les termes 'auteure' ou 'autrice', le vrai féminisme c'est de m'appeler 'auteur' Juste un mot: autrice