1972 : la Guerre froide se joue aussi sur l'échiquier

LE PARISIEN WEEK-END. En 1972, sur fond d’intense rivalité entre l’URSS et les Etats-Unis, se joue le match d’échecs du siècle. Les Soviétiques règnent sur la discipline quand leur champion Boris Spassky affronte l’Américain Bobby Fischer, disparu il y a dix ans en Islande.

    En juillet 1972, Reykjavik apparaît comme le centre du monde. Des journalistes de la planète entière affluent dans la petite capitale islandaise pour assister au match du siècle. Pas un combat de boxe entre poids lourds ou une finale de Mondial de foot, mais une partie d'échecs. Une discipline jusqu'ici confidentielle, sauf en URSS, où ce jeu de réflexion fait figure de sport national, et la grande fierté du régime.

    Depuis 1948, les champions du monde sont soviétiques, et aucun joueur d'une autre nationalité n'a participé à une finale. Pour le Kremlin, c'est la marque d'une supériorité intellectuelle, d'où l'importance de cette suprématie. Or la voilà menacée par un Américain, Bobby Fischer, défiant le champion en titre, Boris Spassky. L'échiquier devient un terrain emblématique de la guerre froide, bien que l'URSS et les Etats-Unis soient entrés dans une phase de détente.

    Fin mai, leurs chefs d'Etat respectifs, Leonid Brejnev et Richard Nixon, se sont rencontrés à Moscou pour signer le premier accord de limitation des armes nucléaires, le fameux accord Salt. Reste qu'une intense rivalité demeure entre bloc occidental et bloc communiste, et ce match au sommet prend une importance symbolique majeure. De chaque côté du Rideau de fer, on attend l'affrontement, censé débuter le 2 juillet. Le lendemain d'une cérémonie d'ouverture où Bobby Fischer brille par son absence.

    Champion des Etats-Unis depuis l'âge de 14 ans, Bobby Fischer est un phénomène. Le joueur s'est construit seul, contrairement aux Soviétiques, qui bénéficient d'une structure d'Etat. Il vient néanmoins de les écraser lors du tournoi des candidats, les derniers éliminatoires du championnat du monde. Il y a établi l'imbattable record de vingt parties victorieuses consécutives. Il a donc gagné haut la main le droit de disputer, à 29 ans, le titre suprême.

    Henry Kissinger, conseiller du président Richard Nixon, incite Bobby Fischer à défendre l'honneur des Etats-Unis. (Seb Jarnot pour Le Parisien Week-End)

    L'Américain Fischer refuse de jouer

    Le rêve de sa vie, qu'il semble prêt à sacrifier pour ce qui ressemble à une succession de caprices. Il a pourtant vu ses exigences satisfaites. La moquette du Palais des sports de Reykjavik a été changée, de nouveaux systèmes d'éclairage et de climatisation ont été installés, de même qu'une structure d'isolation phonique et des caméras réputées pour leur silence. Mais, alors que Boris Spassky a débarqué en Islande le 21 juin pour s'acclimater, le début des hostilités doit être reporté, faute d'adversaire.

    Menacé de disqualification, le joueur américain, à la manière d'une rock star, persiste dans un incompréhensible refus de quitter New York. Les Soviétiques accusent les Etats-Unis de se moquer de leur champion. Elles songent à le rapatrier. Le duel programmé vire à l'incident diplomatique.

    Intervention diplomatique

    Le 3 juillet, Henry Kissinger, conseiller spécial de Richard Nixon, téléphone à Bobby Fischer. « Le plus mauvais joueur d'échecs au monde appelle le meilleur », déclare-t-il, en négociateur averti, avant de l'inciter à se rendre en Islande pour défendre l'honneur des Etats-Unis. La force de conviction du diplomate est telle que Fischer accepte, et clame à la télévision que « le prestige du pays est en jeu ». Une autre raison, moins noble, explique sa décision. Le même jour, le millionnaire anglais Jim Slater a annoncé qu'il doublait les primes allouées aux joueurs. Mû par l'espoir de toucher le chèque de plus de 150 000 dollars destiné au vainqueur, Bobby Fischer prend l'avion pour Reykjavik le 4 juillet, jour de la fête nationale américaine.

    Le 11 juillet, à 17 heures, le match va enfin débuter. Le champion russe a pris place dans une salle pleine à craquer, seul. L'Américain se fait encore attendre, si bien que Spassky commence la partie sans adversaire. Il avance son premier pion, et appuie sur son horloge chronométrique. Au bout de quelques minutes, Fischer arrive, prétextant un embouteillage. Il s'installe devant l'échiquier, réfléchit, et joue son premier coup avec un cavalier. Il avise alors les caméras placées autour de la table, puis se rend auprès de l'arbitre pour s'en plaindre. Mais le match est lancé.

    La première partie ressemble à un round d'observation. On se dirige vers une partie nulle, quand, au 29e coup, Fischer se lance dans une attaque jugée suicidaire. Il sacrifie un de ses fous et s'enferre dans une position qui se révèle fatale. Spassky mène 1-0.

    La rencontre se joue au meilleur des 24 parties. A la deuxième, Fischer ne se présente pas, protestant ainsi contre la présence de caméras qu'il trouve trop bruyantes. Il réclame qu'on les retire – demande rejetée car les droits de diffusion contribuent au financement de la compétition. Le 13 juillet, 50 millions de téléspectateurs regardent donc en direct le Russe, à nouveau seul à table, emporter la deuxième manche par forfait.

    Nombre de spécialistes estiment le championnat plié, d'autant que sa poursuite est hypothétique, Fischer demeurant inflexible. Il ne consent à reprendre le match que s'il est délocalisé dans une petite salle servant habituellement à ranger des tables de ping-pong. Enième exigence acceptée par le très fair-play Spassky, désireux d'en découdre.

    Le Soviétique Boris Spassky, champion en titre, s'inclinera à la 21e partie, le 1er septembre 1972. (Seb Jarnot pour Le Parisien Week-End)

    Le KGB soupçonne une tricherie

    La troisième partie se déroule dans le quasi-huis clos de ce local heureusement doté d'une caméra de surveillance. Fischer l'entame de manière agressive, avec une défense très risquée. Il place son cavalier au bord de l'échiquier et décontenance son adversaire par une stratégie totalement inattendue, qui lui permet de l'emporter.

    Les Etats-Unis reprennent espoir, et les Soviétiques les soupçonnent de tricher. Des agents du KGB inspectent la salle de jeu, la table, les pions, les chaises. Ils suspectent l'Américain d'être aidé par un ordinateur. Ils redoutent aussi une irradiation de leur champion via l'éclairage, mais on ne trouve rien. La parano retombe, tandis que Fischer daigne retourner dans la salle principale où la quatrième partie se solde par un match nul. Il y remporte la suivante après un incroyable retournement de situation, et revient à égalité.

    Fini les caprices pour le prodige de Brooklyn. Une semaine après avoir été donné perdant, il expose l'étendue de son talent dans la sixième partie. Une symphonie jouée en blanc qu'il entame par une ouverture inédite. Elégamment, il étouffe Spassky. Après 41 coups magistraux de son adversaire, le Russe se lève et applaudit, imité par le public. Les échecs ont un nouveau roi, qui va confirmer sa domination dans les six parties suivantes.

    Les passes d'armes sont intenses. Spassky se défend bec et ongles. Au terme de la neuvième partie, un match nul, alors qu'il compte deux points de retard, le Kremlin l'appelle à rentrer en URSS, en réclamant la victoire par forfait. Il refuse, presque en dissident, lui qui a déjà dénoncé l'invasion, en 1968, de la Tchécoslovaquie par l'URSS.

    Il s'incline dans la dixième partie, remporte la onzième, et perd la treizième, neutralisé par un nouveau coup de génie de Fischer. Avec trois points d'avance, Fischer peut maintenant enchaîner les matchs nuls jusqu'à la 21e et dernière partie, qu'il remporte après un abandon du Russe, le 1er septembre.

    Washington triomphe, appréciant d'autant plus ce sacre que ses troupes sont embourbées au Vietnam et que pointe l'affaire du Watergate. Du côté de Moscou, de bons résultats aux JO de Munich permettent de ne pas s'attarder sur la défaite.

    En 1972, l'affrontement entre le Russe Boris Spassky et l'Américain Bobby Fischer ait écho au face-à-face politique Brejnev-Nixon. (Seb Jarnot pour Le Parisien Week-End)

    Revanche entre amis vingt ans plus tard

    Le titre mondial installe Bobby Fischer au panthéon des échecs. Il signe aussi la fin de sa carrière. En 1975, le champion ne défend pas son titre face au jeune Soviétique Anatoli Karpov, car la Fédération internationale a rejeté sa demande de changer les règles du championnat. Le virtuose se révèle encore irascible, et disparaît pendant près de vingt ans. S'enfonçant dans la paranoïa, il vit en reclus, proche d'une secte californienne, sans domicile connu, mais garde contact avec Spassky. Un lien d'amitié très fort les conduit à s'affronter à nouveau en 1992 pour une revanche organisée dans une Yougoslavie en pleine guerre.

    Le Russe est devenu français, et l'Américain défie les Etats-Unis, qui le somment par courrier de ne pas jouer ce match dans un pays frappé d'embargo, sous peine de prison. En guise de réponse, Fischer exhibe la lettre du gouvernement sur laquelle il crache avant la rencontre. Il remporte cette revanche des vieilles gloires, avant d'entamer une vie d'homme poursuivi par son pays, s'enfonçant dans un délire complotiste.

    Refusant de se soigner, il disparaît en 2008, au terme d'une sorte de cavale qui l'a conduit à finir ses jours en Islande. C'est dans le petit pays où il avait remporté le match du siècle que le plus grand joueur d'échecs de tous les temps sombra dans la folie.